Dans « le Monde » d’aujourd’hui :
Doucement les infrabasses !
Un décret sur les sons amplifiés abaisse le volume autorisé et réglemente pour la première fois les fréquences les plus graves. Les organisateurs de concerts font valoir les difficultés d’application
Von Siemens (Werner de son prénom) doit se retourner dans sa tombe. Se retourner au sens propre, pour peu qu’il y ait un concert à proximité, lui qui, en 1877, déposa le premier brevet d’un haut-parleur. Un siècle et demi plus tard, l’ampli-fication de la musique a en effet subi une telle évolution que les oreilles sifflent, les corps tremblent et l’on voit naître dans les concerts, devant les assauts -répétés des tweeters (pour les aigus), boomers (pour les graves), et subwoofers (pour les infra-basses) une population paradoxale qui assiste aux concerts en se protégeant les tympans de la musique même qu’elle est -venue écouter. Génération bouchons d’oreille.
Absurde ? Pas si sûr. Mais voici que le législateur s’en mêle. Alors que, depuis 1998, " la prévention des risques liés aux bruits et aux sons amplifiés " était limitée par une réglementation qui fixait le maximum sonore à 105 décibels* (calculés sur une période de 15 minutes avec des crêtes autorisées à 120), un nouveau décret, paru le 9 août au Journal officiel, vient renforcer ce dispositif.
La limitation est désormais ramenée à 102 dB (A). Elle s’étend désormais aux concerts en plein air, qui jusqu’ici n’étaient pas concernés. Elle impose un maximum de 94 dB (A) pour les spectacles jeunes publics et – c’est une nouveauté et la principale difficulté – fixe également un niveau maximal pour les basses fréquences de 118 dB (C), toujours sur quinze minutes. Toutes ces mesures sont valables " en tout endroit accessible au public ", et la responsabilité de leur dépassement incombe à la fois à l’exploitant du lieu, au producteur et au diffuseur, quand seul le premier était jugé responsable. Tout ce monde-là a un an (date d’application le 1er octobre 2018) pour se mettre au diapason.
Pour trois décibels de moins
Autant dire : branle-bas de combat. " On ne comprend pas. Après toutes les recommandations qu’on a fournies et les explications des experts acousticiens dont on s’est entourés…Alors que l’on a toujours fait preuve de bonnes pratiques et qu’on a déjà du mal à tenir le coup avec toutes les -mesures de sécurité supplémentaires imposées depuis les attentats, voilà qu’on nous recolle -quelque chose sur le dos… ", s’emporte Aurélien Dubois (soirées Concrete, Weather Festival…). Vent debout pour trois petits décibels ? " Trois décibels en moins, cela représente à peu près la perte de moitié de la sensation de puissance sonore. Or, pour être dans les règles, nos machines sont déjà équipées de limiteurs qui commencent à compresser le son à 104 dB. Donc, pour avoir quelque chose de propre, en réalité, on joue déjà à 102 dB. Si on baisse la limite, on va jouer autour de 100… "
Christophe Davy, alias Doudou, est tourneur, ainsi qu’on appelle les organisateurs de concerts. Il a commencé à la fin des années 1980, quand il a créé sa société, Radical Production. Il a grossi avec la vague grunge et est devenu une référence dans " le rock à guitares ". " Le son, c’est un choix artistique, dit-il. J’organise des concerts depuis l’âge de 22 ans, je n’ai jamais mis de bouchons d’oreille. Ce qui m’ennuie dans cette histoire, c’est qu’on avait un truc – 105 dB – qui, grosso modo, fonctionnait. Cela fixait une limite pour que les mecs ne fassent pas n’importe quoi. D’accord, ce plafond ne prenait pas suffisamment en compte toute la bande des basses fréquences. Il fallait sans doute élargir le spectre, mais là, en plus, on décide de baisser à 102 ! Sur les gros concerts, les festivals, les stades, cela passera, mais, pour les petites salles, cela va être compliqué. "
David Rousseau est électro-acousticien et ingénieur système. Comprendre : chargé de la qualité du son et de faire en sorte que le voisinage n’en profite pas. " La législation n’est pas mauvaise en soi parce que, parfois, c’est n’importe quoi ; c’est à se demander si les mecs n’y jouent pas leur virilité ", dit-il. Pour lui, la cause est entendue : " Jouer à 102, on sait faire. En revanche, pour les fréquences basses, on a un souci. Techniquement, il faudrait accrocher en hauteur les “subs”, ces très grosses enceintes qui sont posées au sol. Or ils ne sont pas prévus pour ça et les salles n’ont pas forcément la structure qui le permet. "
Des grappes de baffles
Mais pourquoi alors continue-t-on de fabriquer des Ferrari de plus en plus puissantes si on ne peut rouler qu’à la vitesse d’une 2 CV ? Sourire de Stéphane Ecalle, le directeur marketing de L-Acoustics, une entreprise française, nec plus ultra au niveau mondial de l’amplification de concerts : " L’analogie est bonne. La réponse, c’est : parce que la puissance n’est pas une fin en soi, elle est un moyen de projeter de l’énergie. "
L-Acoustics. L comme Christian Heil. En 1984, cet amateur de musique, muni d’un doctorat en physique nucléaire des hautes énergies, décide de se frotter à la question. En 1992, face au fameux wall of sound (" mur de son « ), où, jusque-là, pour toucher les spectateurs du dernier rang, on empile les amplis les uns sur les autres, il invente le line array ( » ligne groupe "), qui va devenir la référence : ce sont ces grappes de baffles (des " bananes " dans le jargon du métier) que l’on voit partout suspendues au-dessus des grandes scènes et qui permettent un niveau sonore semblable pour toute l’audience sans forcer sur la puissance. " Si tout ce qui est aigu et médium est assez facile à contrôler, le grave est très omnidirectionnel. Certes, accrocher les subs permet de resserrer le son, mais ce n’est pas toujours possible, reconnaît Christian Heil. C’est pourquoi, en ce moment, nous cherchons de nouveaux modèles de diffusion multicanale du son. "
La question est d’autant plus sensible qu’en accrochant les subs en hauteur, on expose d’autant plus le voisinage. " Ce qui va se passer, c’est que les gros tourneurs vont préférer payer l’amende en l’intégrant dans les coûts de production « , soupire l’acousticien David Rousseau. A raison de 1 500 euros ( » Moins cher que l’étude d’impact "), le double en cas de récidive, et saisie du matériel en dernier recours, ce qui n’arrive que dans les cas extrêmes – raves sauvages, par exemple. Sachant que les contrôles sont surtout le fait de plaintes du voisinage et rarement du public – allez donc prouver que les acouphènes dont vous vous -plaignez ont été occasionnés par ce concert et non par un autre auparavant ! – et que les équipes de spécialistes assermentés sont très réduites (moins d’une dizaine à Paris).
A La Cigale, haut lieu du rock sur le boulevard Rochechouart, à Paris, le directeur technique, Gilles Lerisson, ne s’en cache pas : " Sachant qu’on ne pourra pas le respecter, le décret ne va pas changer grand-chose pour nous. Obtenir le même volume sonore à 102 dB “en tout point”, ce n’est pas possible. " En proie à des plaintes du voisinage, la salle a pourtant depuis longtemps fait les efforts nécessaires et, bonne élève, affiche déjà 102 à la régie et 115 en ce qui concerne les basses fréquences. " Mais c’est à la console… Toutes les musiques actuelles utilisent des sons électroniques qui jouent sur les basses fréquences ou les fréquences vibratoires. Quand vous recevez un David Guetta, c’est tout à fait confortable là où est le sonorisateur, mais je n’aimerais pas être au premier rang. Soyons clairs : jouer moins fort, ce n’est pas plus mal, et réclamer 118 maxi pour les basses fréquences tel que l’impose la nouvelle législation, c’est tout à fait respectable… mais pas partout dans la salle ", ajoute Gilles Lerisson.
Les basses et les infrabasses. En une génération, les décibels de l’électro et du hip-hop ont mis en transe le corps entier. Ici, bouchons d’oreille ou pas, cela ne change rien. " Il y a deux choses : l’audition et la somesthésie, explique Jean-Luc Puel, professeur de neurosciences et directeur de recherches à l’Inserm (Institut national de la santé et de la recherche médicale) à Montpellier. Ce qui plaît aux gens dans les concerts, c’est cette sensation physique qui vous masse. En soi, ces vibrations qui remuent votre cage thoracique, vos reins, vos intestins, si elles peuvent être désagréables pour vous – quand d’autres au contraire les rechercheront –, elles ne sont pas dangereuses. Ce qui est plus gênant, c’est que, pour les obtenir, il faut pousser le son et que, même si le vrai danger pour la perte d’audition ou les acouphènes est dans les aigus, les fréquences basses peuvent jouer sur le vestibule de l’oreille, lequel compte dans l’équilibre et la position dans l’espace. Après, c’est comme pour le soleil, il y a un rapport clair entre l’intensité et la durée d’exposition. Si vous mettez des bouchons d’oreille, vous pourrez rester plus longtemps et profiter de ces sensations tactiles. "
" Il faut un texte applicable "
Conflit de générations. Aux Escales de Saint-Nazaire cet été, Gérald Chabaud, le directeur du festival, est tout heureux d’accueillir Martha Reeves, une figure légendaire du label soul Tamla-Motown. " We are honoured… ", commence-t-il, alors qu’autour les groupes règlent leur son sur les différentes scènes avant les concerts du soir. La dame ne le laisse pas finir, lui attrape la main, la colle sur sa poitrine : " Monsieur, j’ai 76 ans, vous sentez, là ? La musique, cela ne fait pas mal, c’est le bruit qui fait mal… "
" Le fait est qu’au Zénith, on a de plus en plus de retour de gens qui se plaignent du volume sonore dans la salle ", témoigne Daniel Colling, propriétaire des Zénith de Paris, de Nantes et de Toulouse. " Idem pour le voisinage. Quand on a ouvert en 1984, on n’avait aucune plainte. Les problèmes ont commencé après, dans les années 1996-1997. D’ailleurs, le voisinage ne se plaint pas du son, explique celui qui est poursuivi en justice par des associations de riverains (condamné en première instance en janvier, il a fait appel), mais des vibrations qui font trembler les vitres et les radiateurs. Le Zénith est très mal isolé, c’est vrai, et nous nous sommes lancés dans des travaux. Mais, indépendamment de ça, je crois que les mesures posées par la loi vont dans le bon sens, même si elles nous compliquent un peu la vie. "
Le genre de position à faire bondir Aurélien Dubois, le jeune et omniprésent organisateur des soirées électro sur la barge Concrete et du Weather Festival, à -Paris, qui a pris, fin juillet, la présidence de la Chambre syndicale des cabarets artistiques et discothèques (CSCAD), principal syndicat des établissements de nuit : " La musique électronique joue sur un effet tribal. Couper cette sensation qui existe depuis les tam-tams de la nuit des temps, qui est l’ADN de notre musique, va créer de la désertion… " Du coup, il bat le rappel, organise des tables rondes. C’était le cas vendredi 15 septembre, dans le cadre de la Conférence nationale de la vie nocturne. Ce le sera à nouveau cette semaine (le 20 septembre à 15 h 45) à la Paris Electronic Week, qui se tient à La Gaîté -lyrique. " On est en train de se regrouper pour essayer de réagir ", prévient-il.
" Parce qu’il faut un texte applicable, argumente Angélique Duchemin, la coordinatrice d’Agi-son, sorte de lobby créé en 2000 par les organisations profes-sionnelles du spectacle vivant et en grande partie financé par des subventions d’Etat. Alors que l’on sait que les casques audio sont beaucoup plus nocifs pour l’audition, nous avons besoin de règles qui ne transforment pas les concerts en simples lieux hygiénistes, sinon on va redévelopper un secteur underground, avec des recours administratifs en pagaille. " Angélique Duchemin vient du monde des free parties et sait de quoi elle parle. Pré-vention et liberté, l’éternelle dialectique.
- DécibelS
Le décibel est une unité de mesure des niveaux sonores, mais l’oreille ne perçoit pas toutes les fréquences de la même manière. Pour définir cette unité de valeur, on a donc choisi des " filtres " qui correspondent à des moyennes et s’approchent le plus de la perception de l’ouïe humaine. On calcule ainsi en général en dB (A), notamment pour tout ce qui est législation sur le bruit, mais il est apparu que les basses fréquences, de plus en plus importantes dans les concerts, étaient peu prises en compte. D’où l’usage dans le nouveau décret d’un autre filtre, le dB (C), et d’un double calcul.
Laurent Carpentier
© Le Monde